Vivre dans l’incertitude de la douleur

Témoignage écrit par mon mari Bastien - décembre 2019

L’endométriose ne prévient pas

14 juillet. Au bloc opératoire de la maternité de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, le voile bleu qui nous sépare du personnel médical affairé autour du ventre de Séna, ma femme, laisse naturellement passer tous les sons. Les bruits, mais aussi les voix. Et je n’oublierai pas celle de l’obstétricienne :

— Pronostic vital engagé, appelez le Chef de service !

La césarienne d’urgence a pris une mauvaise allure. Assis au niveau du visage de Séna, j’essaie de lui apporter mon soutien par le regard. Mais la confusion me gagne. Pronostic vital ? De qui parle t-on ? De ma femme ? Du bébé que je n’entends toujours pas ? Pendant un court instant qui semble durer une éternité, je ne sais pas. C’est le chaos émotionnel, j’imagine tout.

Soudain, le corps de Séna, les bras en croix sur la table d’opération, part en convulsion. Je perds son regard. L’anesthésiste arrive dans mon dos et d’un mouvement vif et efficace, injecte une dose de produit. Les convulsions cessent, les yeux de ma femme se ferment.

— Venez avec moi, Monsieur.

Quelque peu chancelant, j’emboite le pas d’une sage-femme qui me fait sortir. Elle me guide jusqu’à une petite pièce et me présente ma fille. C’est le soulagement. Nous faisons connaissance. Désorienté, je fais de mon mieux pour l’accueillir, lui parler, la toucher, la rassurer. Lorsqu’on me tend un biberon, je comprends que Séna ne va pas nous rejoindre tout de suite. Je demande des nouvelles à la sage-femme qui reste vague : « on s’occupe d’elle ».

Les heures passent. Nous attendons dans une chambre vide. Je reste éveillé, partagé entre la joie d’accueillir notre fille, la tristesse que Séna soit privée de ces précieux moments, la colère provoquée par cette injustice et la peur car nous demeurons sans nouvelles.

Séna arrive après 6 heures de flottement. Il est 3 heures du matin. Je lui tend sa fille. Dans la pénombre du couloir, le sourire qui s’illumine sur son visage efface tout. Nous sommes trois, ça y est.

Lors de son passage dans la chambre le lendemain, le chef de service explique pourquoi l’endométriose a rendu la césarienne difficile.

— Avec les adhérences, vos organes avaient bougés dans le ventre. Nous avons dû traverser la vessie pour atteindre le bébé.

Ils ne s’y attendaient pas. Auraient-il pu l’anticiper ? Je n’en suis pas certain. Avec l’endométriose d’ailleurs, on n’est certain de rien. Et si je devais résumer l’endométriose à un mot, ce serait bien celui-là : l’incertitude. Car l’endométriose ne prévient pas ! Omniprésente, elle se manifeste parfois de manière inattendue, au moment où on ne l’attend pas toujours. Ce fut le cas à la naissance de notre fille et à des multiples autres occasions.

L’endométriose ne prévient pas. Comme nous l’a dit une fois un médecin :

— C’est un peu comme si vous aviez un marteau au-dessus de la main, et vous ne savez pas quand il va frapper.

Pour Séna, le marteau a frappé fort, plusieurs fois. De façon directe en engendrant des douleurs parfois insoutenables, ou indirecte, en facilitant la propagation d’infections dans les zones touchées. Mais elle a frappé aussi par plus petits coups, au quotidien, de manière répétée, jusqu’à l’épuisement.

En tant que mari, elle m’a également frappé. L’endométriose et ses conséquences ont suscité chez moi une variété d’émotions.

Avant tout, elle a été synonyme de peur, celle de perdre ma femme ou qu’elle devienne invalide. À la naissance de notre fille, mais aussi lorsque je l’ai retrouvé en réanimation après une infection urinaire qui s’était aggravée sous la forme d’une pyélonéphrite. Ou pendant une opération à risque durant laquelle on devait lui retirer une trompe et une partie de l’intestin.

L’endométriose est aussi synonyme de colère. La colère face à l’impuissance. D’abord celle de voir ma femme tordue de douleur sans pouvoir l’aider. Celle ensuite qui vient à force de lassitude. Las de voir celle que j’aime souffrir et mettre ses projets entre parenthèses, faute d’énergie pour les réaliser. Las de ne pas pouvoir vivre des moments normaux en famille. Las de devoir porter beaucoup seul. Las d’attendre des nouvelles dans une chambre d’hôpital, d’attendre des résultats suite à une FIV, d’attendre des réponses, des solutions. Las de ne pas en voir le bout.

Il y a aussi de la tristesse. Une tristesse liée à la vie qui passe et une impression diffuse de gâchis. Ce petit frère ou cette petite sœur qui ne vient pas. Et au quotidien, cette sortie annulée, ce dîner au restaurant raté, ce week-end gâché, cette soirée décommandée.

L’endométriose s’insinue dans tous le recoins. À l’image des adhérences qu’elle créée dans le ventre, l’endométriose crée des nœuds. Des nœuds dans les émotions, dans les relations, dans la communication. Là où j’aimerais voir de la fluidité, là où j’aimerais sentir l’énergie circuler, je sens des paquets de nœuds que les douleurs chroniques viennent serrer chaque fois un peu plus. Je suis un homme fondamentalement optimiste et positif. Mais l’endométriose m’a parfois eu à l’usure. Au point de se tromper de cible et mettre ma colère sur ma femme. Au point de faire vaciller plusieurs fois notre couple.

Dans ce contexte, chaque petite amélioration a pris l’allure d’une grande victoire et a insufflé un vent d’espoir. Et de l’espoir, il en a fallu pour que ma femme prenne à bras le corps son projet de guérison. Chaque journée passée sans douleur est devenue pour moi aussi un soulagement.

Pendant plus de deux ans, elle a vécu une véritable odyssée de la guérison. Elle a cheminé au fil de ses recherches, de ses trouvailles, de ses formations, de ses rencontres, de ses essais. Elle a fait appel à de nombreux soins et pratiques alternatifs. Pour ma part, j’ai apporté mon soutien logistique, financier et moral quand j’en étais capable. Je l’ai accompagné avec mes capacités, je faisais de mon mieux pour aider. Mon mieux pouvait signifier « beaucoup » certains jours et « moins » d’autres jours.

Nous avons eu la tête dans le guidon pendant cette période de « soins alternatifs intensifs ». Et avec le recul, j’admire la manière dont Séna a su retourner la situation. Carl Gustav Jung disait « Tout ce à quoi on résiste persiste. Tout ce qu’on embrasse s’efface ». Cette pensée fait écho à la manière dont l’endométriose a transformé ma femme, et moi par ricochet. Comme beaucoup, nous empruntions souvent un vocabulaire guerrier quand nous évoquions la maladie. Nous parlions souvent de « lutter contre », de « se battre ». Mais la guérison ne prend pas sa source dans le rapport de force, elle trouve son énergie dans la paix. Séna a su se mettre à l’écoute de son corps pour comprendre les messages qu’il avait à lui faire passer. Et elle s’en est occupée. Elle a arrêté de lutter, elle a cessé de résister. Elle a embrassé sa maladie… jusqu’à ce qu’elle s’efface.

C’est la leçon de vie qu’elle m’a enseignée. Merci.

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Endométriose, le puzzle de la guérison